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Le centre de coordination d’une rébellion peut être mobile. Il n’a pas besoin d’un lieu permanent de rencontre pour le peuple.
Cammar PILRU, Ambassadeur ixien en exil,
Traité sur la Chute des Gouvernements Injustes.
Les envahisseurs Tleilaxu avaient institué un couvre-feu impitoyable pour tous ceux qui ne faisaient pas partie d’une équipe de nuit. Pour C’tair Pilru, participer aux réunions clandestines de la rébellion était une autre manière de faire un pied de nez aux oppresseurs.
Durant ces rassemblements secrets, irréguliers, il ôtait son masque et ses déguisements pour redevenir celui qu’il avait été autrefois et qui restait toujours aussi fort en lui.
Une fois encore, il rejoignait ses compagnons de lutte sachant que s’il était surpris, il serait abattu. Furtif, il s’insinuait entre les flaques huileuses d’obscurité, d’immeuble en immeuble, au fond de la cité-caverne. Les Tleilaxu avaient réactivé le ciel projeté de la voûte, mais les constellations étaient maintenant celles de leur monde natal. Tout était désormais faux sur Ix, y compris les étoiles.
La glorieuse capitale était devenue une prison infernale enfouie sous terre, et C’tair songea, résolu : Un jour, nous changerons tout ça. Un jour.
Durant les dix ans de répression, les révolutionnaires et les trafiquants du marché noir avaient construit tout un réseau. Les groupes de combat isolés échangeaient ainsi des fournitures, du matériel et des informations. Mais chaque réunion était un moment dangereux que C’tair redoutait. S’ils tombaient dans un piège, le cœur de la rébellion serait effacé en quelques tirs de laser.
Il préférait travailler seul – comme il l’avait toujours fait. Il ne se fiait vraiment à personne, ne divulguait jamais les détails de sa vie subreptice, même aux autres combattants de l’ombre. Il avait noué quelques contacts avec les rares hors-monde au canyon du port d’entrée – les berceaux d’accostage et de décollage de la falaise où l’on débarquait les cargaisons des Long-courriers étaient sous haute protection.
L’Imperium avait besoin des produits de la technologie ixienne, désormais contrôlée par les Tleilaxu. Quant aux usurpateurs, ils dépendaient des bénéfices du commerce pour financer leurs propres recherches et ils ne pouvaient courir le risque d’investigations de l’extérieur. Ils n’avaient pas totalement isolé Ix du reste de l’Imperium, mais ils n’utilisaient que très rarement les services des étrangers.
Parfois, poussé par les circonstances et à ses risques et périls, C’tair soudoyait un des ouvriers du port pour lui ramener un composant vital pour son projet. Les autres trafiquants avaient leurs propres contacts et refusaient de partager leurs tuyaux avec quiconque. Ainsi, tout était plus sûr.
Dans l’obscurité étouffante, il passa devant une usine désertée, tourna dans une rue obscure et pressa le pas. La réunion allait bientôt commencer. Et cette nuit peut-être…
Même si cela semblait désespéré, il parvenait à trouver constamment de nouveaux moyens de lutter contre les Tleilaxu, comme tous ses compagnons. Furieux de ne jamais capturer aucun saboteur, les maîtres du Bene Tleilax faisaient des « exemples » en exécutant d’inoffensifs suboïdes. Torturés et mutilés, ces misérables boucs émissaires étaient jetés ensuite du balcon du Grand Palais pour aller s’écraser au fond de la caverne, sur les lieux mêmes où on avait jadis construit les grands Long-courriers. On prenait soin de filmer le visage du supplicié, la moindre blessure qui lui était infligée, et de projeter les images holographiques sur la voûte de la cité, en même temps que ses plaintes et ses hurlements.
Mais les Tleilaxu ne comprenaient guère l’âme ixienne. Leurs sévices ne faisaient qu’augmenter la tension et provoquaient des incidents de plus en plus violents. Au fil des années, C’tair avait senti l’usure des Tleilaxu, en dépit de tous leurs efforts pour mater la rébellion en essayant de l’infiltrer avec des Danseurs-Visages et des capsules de surveillance banalisées.
Les quelques rebelles qui avaient accès à des informations extérieures non censurées les tenaient au courant des événements dans l’Imperium. C’est ainsi que C’tair avait appris les discours virulents de son père, l’Ambassadeur en exil, devant le Landsraad : des initiatives futiles. Quant au Comte Dominic Vernius, qui avait choisi d’être renégat, il avait complètement disparu, et son fils Rhombur vivait en exil sur Caladan, privé de toute force militaire et du soutien du Landsraad.
La rébellion ne pouvait compter sur aucune aide extérieure. La victoire doit venir d’ici. D’Ix.
Il contourna un autre angle et, dans un passage étroit, sentit sous ses pas un métal rugueux. Il regarda autour de lui, s’attendant à chaque seconde à voir surgir un attaquant. Il était aussi rapide que furtif, bien différent du garçon modeste et coopératif qu’il était en public.
Il donna son mot de passe et la plaque de métal s’abaissa sous le niveau du passage. Il se retrouva dans un couloir sombre qu’il enfila en courant.
Durant la journée, C’tair portait un sarrau de travail gris. Il avait appris à imiter l’attitude éteinte, soumise des suboïdes. Il marchait les épaules voûtées, le regard inexpressif. Il disposait d’une quinzaine de cartes d’identité et nul ne se préoccupait d’examiner les visages mornes des ouvriers quand ils arrivaient en troupeau. La meilleure façon d’être invisible.
Les rebelles avaient mis sur pied leur propre réseau de vérification d’identité. Ils disposaient de gardiens discrets à l’extérieur de l’usine abandonnée, sous les brilleurs à infra-rouge. Les yeux-transmetteurs et les détecteurs soniques constituaient une seconde bulle de protection – mais tout cela serait inutile si les combattants de la liberté venaient à être découverts.
À ce niveau, les gardiens étaient visibles et, dès que C’tair donna son mot de passe, ils lui firent signe d’entrer. Trop facilement, se dit-il. Mais il devait tolérer ses compagnons de lutte et leurs stupides jeux de sécurité s’il voulait se procurer le matériel dont il avait besoin. Il n’était pas obligé d’être rassuré pour autant.
Il scruta le lieu de la réunion. Au moins, il avait été choisi judicieusement. Cette usine désaffectée avait produit autrefois des makungs destinés à l’entraînement au combat avec toute une gamme d’armes et de stratégies. Mais les Tleilaxu avaient proclamé que ces « machines conscientes » violaient les interdits du Jihad Butlérien. Même si les machines pensantes avaient été annihilées dix mille ans auparavant, la prohibition était encore sévère et la sensibilité toujours en éveil. Ces lieux, comme tant d’autres, avaient été abandonnés après la révolte des suboïdes et les chaînes de production n’étaient plus que des épaves mécaniques. On avait récupéré des pièces pour d’autres usages.
Les Tleilaxu avaient d’autres buts. Un projet vaste et secret qu’eux seuls connaissaient. Même dans le groupe de résistance de C’tair, tous ignoraient ce que les nouveaux suzerains préparaient.
Dans l’espace vide et résonnant d’échos, les rebelles ne s’exprimaient que par chuchotements. Il n’y avait pas d’agenda précis, pas de chef ni de discours. C’tair sentait plus que jamais la sueur de l’inquiétude, les inflexions bizarres des voix. En dépit de toutes les précautions prises et des plans de fuite, ils savaient tous qu’ils couraient un danger mortel en se retrouvant aussi nombreux dans un même lieu.
Il avait une tâche à accomplir. Il avait apporté un sac dans lequel il avait mis les pièces essentielles qu’il s’était procurées. Il devait faire des échanges avec d’autres récupérateurs pour trouver les éléments nécessaires à l’achèvement de son transmetteur stellaire, le rogo. Le prototype lui permettait déjà de communiquer à travers l’espace plissé avec son jumeau, D’murr, Navigateur de la Guilde. Mais il y parvenait de plus en plus rarement, soit parce que son frère avait muté au-delà de la conscience humaine, soit parce que le transmetteur lui-même se détraquait.
Il posa sur une table de métal poussiéreuse ses pièces détachées d’armes diverses, de systèmes de communication, de générateurs d’énergie, de sondeurs – toutes choses qui lui vaudraient d’être exécuté sur-le-champ en cas d’intervention des Tleilaxu. Mais C’tair était toujours solidement armé et il avait déjà abattu des gnomes.
Il interrogea les visages rudes, les déguisements grossiers, les tatouages de crasse, et repéra une femme aux grands yeux, avec des pommettes marquées et un menton fin. Elle avait coupé ses cheveux de façon barbare pour tenter de cacher sa beauté. Il savait qu’elle se faisait appeler Mirai Alechem, mais ce n’était sans doute pas son vrai nom.
Sur son visage, C’tair trouvait quelques signes de ressemblance avec Kailea, la jolie fille du Comte Vernius. Lui et son jumeau avaient papillonné un temps autour de Kailea, à une époque où ils ne pensaient pas que le monde pût changer un jour.
— J’ai trouvé le cristalpak que vous m’aviez demandé, dit-il à Mirai.
Elle sortit un paquet enveloppé de la bourse qu’elle portait à la ceinture.
— Et moi j’ai les tiges du module dont vous aviez besoin. J’espère que le calibre est bon. Je n’avais aucun moyen de vérifier.
Il prit le paquet sans se soucier de vérifier la marchandise.
— Je le ferai moi-même.
Il tendit le cristalpak à Mirai sans lui demander ce qu’elle comptait en faire. Tous ceux qui étaient présents ici cherchaient à trouver des moyens de lutter contre les Tleilaxu. Rien d’autre n’importait. Ils échangèrent un regard tendu. Peut-être s’interrogeait-elle sur lui, peut-être, en d’autres circonstances, auraient-ils pu avoir une relation plus personnelle. Mais il ne devait pas l’accepter. D’elle ou de quiconque. Il en serait affaibli, détourné de sa détermination. Pour le bien de la cause d’Ix, il devait rester concentré, seul.
L’un des gardiens siffla et tous se turent en s’accroupissant. Les brilleurs s’obscurcirent. C’tair retenait son souffle.
Ils entendirent un bourdonnement : une capsule de surveillance survolait les bâtiments abandonnés, essayant de détecter des mouvements ou des vibrations suspects. Dans l’ombre, C’tair se repassa en mémoire les issues de repli.
Mais la capsule s’éloignait vers l’autre bout de la cité-caverne et, après un temps, les rebelles se redressèrent avec des rires nerveux.
Encore glacé, il décida de ne pas s’attarder. Il mémorisa les coordonnées de la prochaine réunion, remballa ses affaires et jeta un ultime regard autour de lui pour identifier encore une fois les visages des autres, tout en se disant qu’il risquait de ne jamais plus les revoir.
Il inclina la tête à l’intention de Mirai Alechem et replongea dans la nuit de la cité, sous les étoiles artificielles et étrangères. Il avait déjà décidé de l’endroit où il allait passer le reste de la période de sommeil et de l’identité qu’il se choisirait le lendemain.